Le rôle de l’historien face à la
catastrophe
Par Thierry Portal, entretien avec François WALTER, historien.
Extrait du livre « Crises et facteur humain : les nouvelles
frontières mentales des crises » – De Boeck Université, novembre
2009.
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Remonter dans le passé peut aider à comprendre les
soubassements culturels de l’idée même de catastrophe et son
évolution vers l’idée du risque. Cette approche historique permet
aussi d’isoler les peurs auxquelles celle-ci renvoie et explique,
en grande partie, nos "civilisations du risque".
Docteur ès lettres, François WALTER est professeur à la
Faculté des Lettres de l’Université de Genève. Ses recherches et
ses publications portent sur les rapports au territoire (pratiques
et représentations), en particulier sur l’histoire de
l’environnement naturel, l’aménagement du territoire et l’histoire
urbaine. Il a notamment publié, en 2004 aux éditions de l’EHESS,
Les Figures paysagères de la nation : territoire et paysage en
Europe (XVIe-XXe siècle) et a participé à l’Histoire de l’Europe
Urbaine (Éditions du Seuil 2003, tome II) ainsi qu’à l’Histoire de
l’environnement européen » (PUF 2001). Enfin, il a publié en mars
2008 l’ouvrage Catastrophes : une histoire culturelle, XVIe-XXIe
siècle (Éditions du Seuil 2008).
T P – Monsieur WALTER, vous êtes historien et avez publié
récemment ‘Catastrophes : une histoire culturelle, XVIe-XXIe
siècle’. En tout premier lieu, j’aimerais recueillir votre avis
sur le changement d’époque ouvert par le tremblement de terre de
Lisbonne, survenu en novembre 1755 (quelques dix milles morts),
événement qui apparaît à maints égards comme un événement
fondateur dans une appréhension ‘moderne’ des risques. Quelles ont
été les répercussions de cette catastrophe sur la manière
d’appréhender les risques naturels ?
F W – « On a souvent remarqué, en effet, qu’au-delà de la
tragédie qu’a constitué la destruction d’une grande ville – de
surcroît l’une des capitales commerciales du système économique
mondial –l’événement a engendré un véritable séisme philosophique.
Il a ébranlé considérablement les certitudes de tous ceux,
majoritaires parmi les scientifiques, qui considéraient la
création comme un ensemble cohérent où tout avait une fonction
dans une belle harmonie d’ensemble, y compris les évènements
catastrophiques. De fait, le débat sur Lisbonne montre la
complexité de la question du mal et du sens des calamités. On en
vient à admettre, à la suite de ROUSSEAU, que le mal physique est
inhérent au fonctionnement du monde alors que le mal moral a
toujours son origine chez l’homme. Cette distinction est
fondamentale car elle débouche sur l’évidence de la responsabilité
de l’homme. Avec la pensée des Lumières, l’homme plus que jamais
est seul face à son histoire, totalement responsable de prendre en
main son destin pour le meilleur ou pour le pire ».
T P - En quoi ce type de considérations historiques peut-il
nous aider à la compréhension de la culture actuelle de la
catastrophe ? Ce qui revient à se poser la question des attentes
que la société civile manifeste envers les historiens…
F W – « Cela est flagrant dans l’étude des risques et des
catastrophes. La plupart des diagnostics qui servent à définir
l’état alarmant de la planète reposent sur des mesures dont la
mise en série révèle un trend gravissime. Pour affiner l’analyse,
une remontée dans le temps est hautement souhaitable. Dans
certains cas, les historiens peuvent donner des pistes, indirectes
bien sûr mais néanmoins utiles (relevés météorologiques anciens ;
occurrences d’événements paroxysmiques ; niveaux des crues). De
fait, les collectivités publiques attendent uniquement de
l’historien qu’il fournisse des données, étant entendu que
l’analyse serait ensuite proposée par les spécialistes des
sciences de la nature . Il importe de réagir contre cette manière
d’instrumentaliser l’histoire. Nous revendiquons une historicité
fondamentale et constitutive des processus quels qu’ils soient.
Cela signifie que la mise en batterie de données n’est pas une
opération neutre mais que la transformation de faits en événements
relève de choix complexes et repose sur des hypothèses qu’on ne
peut pas réduire à un jeu à somme nulle ».
T P - Quel est alors l’intérêt d’une réflexion sur la longue
durée et comment peut-on éviter les partitions chronologiques
simplistes ?
F W – « La dimension culturelle de l’analyse des risques et des
catastrophes me semble essentielle. Il faut bien distinguer ici la
culture du risque de l’histoire culturelle.
Par la première, on entend l’ensemble des pratiques de gestion
des risques (des mesures de prévention jusqu’à la reconstruction)
. La seconde s’intéresse plus aux perceptions, aux savoirs et aux
comportements de la société face aux risques environnementaux
ainsi qu’aux différenciations sociales et territoriales qui
caractérisent leur actualisation au moment d’une crise. C’est ici
que l’histoire apporte sa compétence, pour expliquer comment les
sociétés du passé, elles-mêmes multiples et changeantes,
représentent et se représentent l’extériorité, symboliquement par
des valeurs, spirituellement par des systèmes de croyances,
intellectuellement par des constructions d’idées et
pragmatiquement en mobilisant des techniques et des savoir-faire,
le tout traduit par des images, des textes et des pratiques.
En outre, le passé (ou le temps historique) ne peut jamais se
réduire à de la chronologie linéaire. Il faut tenir compte de ce
que nous appelons les durées ou les temporalités. Tout phénomène
historique a une durée qui lui est spécifique, ce qui signifie
que, dans le domaine qui nous intéresse ici, les représentations
qu’on se donne d’un risque ont elles-mêmes une temporalité plus ou
moins longue et plus ou moins rapide. Ainsi, il serait simpliste
de vouloir distinguer des grandes périodes dans l’histoire où se
succéderaient, mécaniquement, un temps où les hommes étaient
démunis face aux calamités qu’ils interprétaient comme des
punitions divines et un temps où, instruits par la science et la
raison, les sociétés sauraient expliquer les événements, évaluer
les parades et mettre en œuvre une gestion volontaire, rationnelle
et concertée.
L’histoire démontre au contraire que les sociétés mobilisent
diverses configurations explicatives en fonction des contextes et
des enjeux sociaux. De nos jours, la dimension rétributive de la
catastrophe n’a pas disparu, même si on est capable de mieux
comprendre le fonctionnement des grands cycles biologiques et
géophysiques. L’analyse mathématique du risque ne remplace pas son
appréciation symbolique, voire esthétique. La dimension
spirituelle de la quête du sens n’est en rien reléguée par la
prétention scientifique et désenchantée du rapport au monde de nos
contemporains ».
T P - Les peurs et les angoisses ont-elles une histoire ?
Peut-on dire que chaque époque se fabrique ses peurs ?
F W – « Il y a sans doute des tendances lourdes qui oscillent
entre la crainte de la vengeance divine et l’insouciance face au
devenir ! Mais au-delà de ces attitudes stéréotypées, il y a des
peurs très ciblées associées à des contextes historiques bien
précis. Certaines conjonctures sont propices à la phobie des
épidémies ou des maladies transmissibles, nous en connaissons de
récentes. Les signes visibles dans le ciel ont toujours alimenté
les climats anxiogènes, tels le passage de la grande comète dite
de Halley, provoquant des paniques encore en 1910.
Périodiquement, les grandes phobies eschatologiques animent le
cours de l’histoire, aux XVe-XVIe siècles, puis au tournant des
millésimes de siècles, comme pour l’an 2000. Au XXe siècle,
l’angoisse des deux guerres mondiales a éclipsé toutes les autres
peurs, les condensant en quelque sorte sur le constat que l’homme
lui-même était capable de déclencher l’apocalypse et de
s’autodétruire. C’est un seuil dans l’échelle des craintes
collectives. Jusqu’alors, les dangers étaient toujours ciblés et
circonscrits géographiquement : une catastrophe naturelle touchait
une région, une ville ; il était possible de désigner le
responsable, au besoin de le stigmatiser dans des catégories
désignées comme indésirables (les sorcières, les étrangers, les
vagabonds, les juifs considérés comme les vecteurs des épidémies).
Désormais, depuis Hiroshima, le danger est diffus et tout peut
disparaître dans un cataclysme nucléaire (un holocide). Ce
sentiment de peur globale est constitutif de notre époque. Nous
sommes une « société du risque » , que menacent globalement les
virus émergents, le terrorisme susceptible de frapper partout, en
attendant la catastrophe climatique annoncée, dont tout le monde
parle mais dont le ‘management’ dépasse le rayon d’action du
simple citoyen.
Et bien sûr, la « crise » économique et financière dans
laquelle nous nous enfonçons depuis l’automne 2008 ».
Thierry PORTAL – Extrait du livre « Crises et facteur humain
: les nouvelles frontières mentales des crises » – De Boeck
Université, novembre 2009. Au travers d’une série d’entretiens
menés en 2008/2009 auprès d’une vingtaine de personnalités
reconnues dans le domaine des crises (chercheurs de renommées
nationale et internationale ; praticiens réputés), le propos de
l’ouvrage est de montrer la multiplicité des crises sous l’angle
de l’approche purement psychologique (Préface de Patrick LAGADEC,
Dir. de recherches à l’école polytechnique).
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