Affaire Decathlon : un nouveau paradigme pour
les retraits produits ?
Par Irene Proto, Cabinet Heiderich
Consultants
Le hijab Kalenji, une polémique née sur les réseaux sociaux
Decathlon, de renommée mondiale, a introduit sur le marché
français un article déjà commercialisé sur le marché marocain : un
hijab de sport, notamment de course à pied. Cette gamme d’articles
de sport n’est pas récente, et ce concept existait déjà aux
Pays-Bas en 2001 avec le design de la marque Capsters,
commercialisé en 2008. Les « hijabs de running » ont connu un
intérêt international avec le hijab Nike commercialisé fin 2018.
Nike a été encore plus loin en introduisant la femme sportive
voilée dans sa sémantique publicitaire et marketing.
Toutefois, la commercialisation du hijab sportif par Decathlon
n’a pas été bien accueilli par une partie du public français. Fin
février 2019, la polémique a pris trois jours pour gagner en
ampleur avec des tweets et des commentaires qui critiquaient ou
s’attaquaient au choix de l’enseigne. La polémique a atteint une
phase critique le 24 février avec un tweet de la porte-parole du
parti Les Républicains, Lydia Guirous, dans lequel elle accuse
Decathlon de se soumettre à l’ « islamisme » et de renier les
valeurs de « notre civilisation » pour un but commercial.
Lydia Guirous - Compte certifié @LydiaGuirous - 24 févr.
Décathlon se soumet également à #islamisme qui ne tolère les
femmes que la tête couverte d'un hijab pour affirmer leur
appartenance à la oumma et leur soumission aux hommes
#Décathlon renie donc les valeurs de notre civilisation sur
l'autel du marché et du marketing communautaire
La réponse de Decathlon
Après avoir plaidé une erreur technique, Decathlon a tardé à
émettre une réponse claire, ce qui a laissé au débat le temps de
se développer sur les réseaux sociaux, entre les personnes
appelant au boycott de la marque, ceci au nom de la liberté des
femmes, et les personnes qui - également au nom de cette liberté -
défendent le droit des femmes voilées de pratiquer le sport avec
un choix vestimentaire qui leur appartient.
La réponse de Decathlon s’est dans ensuite focalisée sur ses
valeurs : l’accessibilité du sport pour tous en arguant que la
commercialisation de cet article répond à un « besoin sportif ».
Un tweet du compte officiel de Les Républicains publié le 25
février, reprenant un communiqué de Lydia Guirous, a cependant
renforcé la polémique et a officialisé la dimension politique de
l’affaire, qui initialement relevait de l’opinion personnelle.
Suite à cette escalade, de nombreuses personnes ont appelé au
boycott, d’autres ont harcelé les employés de Decathlon dans
certains magasins et sur les réseaux sociaux. Face à ces menaces
et « par souci de garantir la sécurité de [ses] coéquipiers »,
Decathlon a décidé, 24 heures plus tard, de suspendre la
commercialisation en France du hijab de running. Cet article reste
toutefois commercialisé au Maroc.
La commercialisation du hijab sportif puis la suspension de sa
commercialisation, va certainement affecter négativement l’image
de l’enseigne, et ceci auprès des deux publics, les défenseurs du
hijab sportif et ceux qui ont exigé son retrait. Toutefois, la
cartographie des risques auxquels Decathlon a fait face nous
permettra de comprendre les raisons qui ont conduit à cette
décision.
Face aux risques
L’enseigne Decathlon avait une grande décision à prendre face à
cette crise : maintenir ou suspendre la commercialisation du hijab
sportif. Chaque choix a ses propres risques économiques,
sécuritaires et politiques.
1. Risques sécuritaires : la colère du camp anti-hijab a
conduit certaines personnes à aller plus loin qu’un simple appel
au boycott. Les tweets, des mails et des appels menaçants ont été
nombreux, des employés des magasins ont été insultés, menacés
verbalement et « parfois physiquement ». La sécurité des employés,
des clients et des magasins était compromise et le choix de
suspendre la commercialisation réduit immédiatement les tensions
et ce risque.
2. Le risque d’un boycott. De nombreux internautes et
personnalités ont appelé au boycott de la marque ce qui peut peser
directement sur ses résultats commerciaux.
3. Un risque d’enlisement liés à la politisation de l’affaire.
Les réactions politiques dans ce type de crises ne sont pas
surprenantes, avec une hyper-politisation des débats sur la vie
quotidienne de plus en plus fréquente. Decathlon s’est trouvé face
à des attaques du grand public, de personnalités, de partis
politiques et de leurs sympathisants : l’absence de retrait aurait
assurément prolongé la crise avec des conséquences imprévisibles
pour l’enseigne. Dans le même temps, le gouvernement ne s’est pas
impliqué dans l’affaire et s’est contenté de rappeler, et cela
après la décision de retrait de l’article, qu’il n’y avait aucune
violation de la loi.
Des critères nouveaux pour les retraits produits
Avec la multiplication des normes et de la législation
concernant la qualité de production, les retraits et rappels
produits sont devenus monnaie courante, notamment dans l’industrie
agro-alimentaire, généralement selon les critères suivants :
- Non-conformité aux standards nationaux ou européens
- Présence de corps ou de substances étrangères
- Risque d’intoxication alimentaire
- L’utilisation d’une substance ou d’additifs dangereux ou
controversés (chrome VI, E171…)
- Atteinte à un groupe ethnique, religieux…
Le hijab de Decathlon était bien aux normes techniques avec
aucun défaut présentant un risque pour les clientes et comme
l’avait bien signalé la Ministre des Solidarités et de la Santé,
Agnès Buzyn, l’article n’enfreint aucune loi. En somme, aucune
raison technique ou légale empêchait la commercialisation du hijab
de running.
Nous avons assisté ces dernières années à des retraits de
produits connotés à l’exemple du t-shirt H&M « coolest monkey of
the jungle » (singe le plus cool de la jungle) que l’on retrouvait
sur le site internet de H&M porté par un jeune garçon à la peau
noire, provoquant une levée de bouclier, en raison de
l’interprétation raciste de cette représentation. Zara a également
retiré du marché un haut de pyjama bleu rayé sur lequel une étoile
jaune cousue sur son côté gauche, qui ressemblerait à une étoile
de David, rappelait fortement la tenue des prisonniers des camps
de concentration nazis de la seconde guerre mondiale.
La connotation discriminatoire des produits susmentionnés
explique la réaction des internautes et la décision de retrait de
la vente de
ces produits. Or, dans l’affaire Décathlon, ce n’est pas la
communauté musulmane qui considère l’article comme
discriminatoire, mais ceux qui sont en dehors de la communauté et
voient dans le hijab de sport « une trahison du droit des femmes »
(Lydia Guirous). Rappelons que de tous temps, les vêtements
féminins font l’objet de controverses et de polémiques à l’image
du pantalon et de la mini-jupe jugés indécents ou scandaleux.
Quand le premier laçage du buste féminin apparaît, au milieu du
XIIIe siècle, alors que la robe constituait jusque-là un ensemble
informe, on juge la composition licencieuse : un règlement de 1298
n’autorisant cette « frivolité » qu’aux femmes mariées (1) .
Sous couvert religieux, Décathlon a fait les frais de cette
volonté de la société de se saisir de ce que les femmes peuvent ou
ne peuvent pas porter, ce qu’a rappelé la marque elle-même :
« Ce qui est indigne, c’est de faire de tels amalgames qui ont
pour seul effet de véhiculer un message de haine. De notre côté,
nous préférons nous concentrer sur le fait de rendre le sport
accessible à toutes les femmes, quelles que soient leur religion
ou leur culture. Yann »
Cela dit, rien n’obligeait Decathlon à faire marche arrière à
l’exception du tollé provoqué par cette mise en rayon et la
politisation du débat. Cela nous mène à nous poser les questions
suivantes :
- quelles sont aujourd’hui les nouveaux critères qui peuvent
pousser un acteur économique à prendre la décision de suspendre la
commercialisation d’un produit ?
- quelles sont les frontières entre l’influence des opinions
politiques, religieuses, des interprétations et le dictat de
certaines campagnes en ligne organisée ou spontanée ?
Suite à cette crise, il est logique de penser que le paradigme
des relations clients-enseigne a changé. Se pose la question de la
redéfinition de cette relation, particulièrement quand une
entreprise est amenée à prendre des décisions imposées par un
débat externe, et qui seraient en plus incompatibles ou
incohérents avec ses valeurs.
L’hyper-politisation du quotidien et la cartographie des
risques
Face à cette crise, Decathlon a décidé, « suite à de nombreux
débats internes » de suspendre la commercialisation du hijab de
course à pied. Nous pouvons comprendre cette décision en posant la
question suivante : que voulait protéger Decathlon ? Face aux
menaces, garantir la sécurité de ses employés ? Protéger la marque
? Mettre fin aux débats ?
Cette crise n’a pas évolué hors de sa dimension
franco-française. La commercialisation internationale du hijab
sportif par Nike n’a pas suscité autant d’émotions et
d’indignations dans le monde, ni même en France. La crise du hijab
de Decathlon a été nourrie, voire amplifié par l’intervention
directe de la classe politique dans le débat et le fait que
l’enseigne est française. Cette intrusion du politique dans les
débats du quotidien s’était déjà banalisée notamment avec le
burkini, ou encore avec les polémiques sur les repas de
substitution.
En tous les cas, l’hyper-politisation des débats sur la vie
quotidienne ajoute un nouveau défi dans la gestion des crises à
venir pour les enseignes et modifie la cartographie des risques,
alors que le rythme politique semble suivre dorénavant
l’impulsivité des réseaux sociaux.
JM/IP
(1) “L’émancipation de la femme par sa robe, toute une histoire”,
Julie Rambal – Le Temps, mardi 28 novembre 2017
ISSN 2266-6575
© Mars 2019 Tous droits réservés
Magazine de la communication de crise et sensible.
www.communication-sensible.com
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